La notion de « musique noire » est vaste, parfois contestée. Comment l’abordez-vous dans cette exposition ?
Marc Benaïche L’exposition fait de la musique la colonne vertébrale de plusieurs siècles d’histoire et d’événements politiques. La destinée des musiques noires est la plus grande aventure artistique du XXe siècle. Ce grand courant est alimenté par une infinité d’affluents, difficiles à appréhender d’un seul point de vue. L’exposition a donc été conçue comme un assemblage de fragments. Chacun d’entre eux pose certaines questions, y apporte des réponses. À partir de sa propre histoire, le visiteur est amené à se questionner. Il va saisir certains fragments pour élaborer sa construction personnelle ou densifier la conception qu’il avait de ces musiques au préalable. Exposer la musique est toujours difficile, parce qu’elle est le véhicule émotionnel par excellence. Nous avons cherché à la placer au centre, en faire le cœur d’une expérience sensorielle. Afin que le discours auquel elle est rattachée soit le plus juste possible, nous avons voulu respecter la place et la parole de l’artiste. Et nous avons veillé à la justesse du discours historique et musicologique proposé.
L’exposition présentée à la Cité de la musique est l’aboutissement d’un parcours de sept années. Pouvez-vous en résumer les principales étapes ?
M. B. En 2007, Mondomix réalise un travail pour l’inauguration du Musée international de l’esclavage à Liverpool. C’est alors que m’apparaît la nécessité d’une grande exposition autour des musiques noires. Ce projet, évoqué à Salvador de Bahia dans le cadre de l’Année de la France au Brésil, va susciter l’intérêt du gouverneur de l’État de Bahia, Jaques Wagner, puis celui de Carlinhos Brown. La grande star bahianaise venait d’acquérir un ancien dock, situé au pied de la favela de Libertade, un lieu magique baptisé Museu du Ritmo (Musée du Rythme). Et nous sommes partis sur l’idée d’y créer le Centro de Música Negra (le Centre des Musiques Noires). Entendant parler du projet, les organisateurs du Festival mondial des arts nègres proposent à Mondomix d’en réaliser une version temporaire. Cette grande manifestation internationale initiée par Léopold Sédar Senghor à Dakar en 1966, puis accueillie à Lagos, Nigeria, en 1977, tenait sa troisième édition à Dakar en 2010, sous la présidence d’Abdoulaye Wade. Nous avons eu la chance d’y réaliser la première exposition multimédia et interactive consacrée aux musiques noires. L’un de nos partenaires brésiliens, l’architecte-scénographe Pedro Mendes Da Rocha, a contribué à rénover pour l’occasion la Maison de la culture Douta Seck, institution nationale qui accueillait le projet. L’exposition fonctionnait sur des systèmes immersifs et sensoriels pour lesquels la technologie était essentielle. Nous avons tenu à apporter aux visiteurs sénégalais un niveau de technicité à la hauteur des plus belles expositions européennes. Itinérant, le projet s’est ensuite transporté dans le monde créole à La Réunion en 2011, et en Afrique du Sud, pays où la question noire s’est posée de manière exacerbée. Avoir pu démarrer l’aventure en Afrique pour la faire revenir à Paris est pour moi une grande chance.
Dans la version parisienne de l’exposition, la dimension historique et anthropologique est renforcée par une chronologie mise en regard avec des œuvres musicales et des paroles d’artistes. Comment a-t-elle été conçue ?
Emmanuel Parent Je rappellerai d’abord qu’en avril 2010, à Bordeaux, nous avions lancé un colloque sur le thème « Peut-on parler de musique noire ? ». À l’époque, je suivais sur Internet le travail de Mondomix sur cette exposition et me demandais si un jour nos chemins se croiseraient. Dès la première rencontre avec Marc Benaïche, nos réflexions se sont aisément imbriquées. Sur le fond, nous avions le même cheminement, mais sur des modes de narration différents. Au très vaste panorama de la diversité des musiques mise en place par la muséographie de l’exposition, j’ai souhaité apporter quelques outils d’anthropologie. Je me suis appuyé sur la chronologie afin de restituer à la musique noire sa densité historique, depuis les pharaons noirs qu’évoque l’historien sénégalais Cheikh Anta Diop. Je voulais aussi faire comprendre que cette notion panafricaine de la musique noire ne peut pas exister avant la rencontre coloniale. Avant l’arrivée des Blancs, les Africains ne se vivent pas comme Noirs. La pensée raciale binaire Blanc/ Noir est une notion moderne postérieure à cette rencontre. La musique noire est forcément née dans l’espace colonial de la plantation, avec sa pensée raciale. Ce qui compte ensuite, c’est de voir comment les musiciens noirs ont réussi à créer les plus belles musiques dans ce contexte. Dans la chronologie, j’ai souhaité redonner la parole aux musiciens, pour montrer qu’eux-mêmes, artistiquement, s’emparent de cette histoire et la commentent. Par exemple, si l’on évoque les pyramides, on pense à l’afro-futurisme de Sun Ra, qui disait être un pharaon venu de la planète Saturne. Au-delà de l’aspect potache de cette posture, il venait réinterroger, avec son humour et sa créativité, l’histoire occidentale, qui se pense comme étant à l’origine de l’Histoire universelle. La révolution haïtienne est un autre exemple. Première révolution d’esclaves victorieuse – grâce à Toussaint Louverture, qui parvint à défaire les armées espagnoles, anglaises et celle de Napoléon, la plus puissante de l’époque –, elle est un élément fort dans l’imaginaire collectif de la diaspora noire. Cet événement est la source de nombreuses créations, comme le magnifique « Haitian Fight Song » de Charles Mingus, dans l’album The Clown de 1957. L’idée de remettre les musiciens au centre du processus narratif fait écho à la logique d’inversion que décrivait Marc Benaïche. De la même façon que l’exposition démarre en Afrique pour venir en Europe, la chronologie donne la parole aux musiciens noirs, qui sont eux-mêmes des intellectuels et des historiens.
L’originalité de cette exposition est aussi son aspect multimédia et interactif. Pouvez-vous décrire le parcours du visiteur ?
M. B. Le visiteur est équipé d’une tablette tactile avec laquelle il va interagir avec l’ensemble des installations. Il pénètre un espace immersif de 800 m2 dans lequel il est baigné de musiques. Il peut déclencher les documents audiovisuels, vivre des expériences sensorielles, notamment dans l’espace consacré aux musiques de transe, Rythmes et rites sacrés. Lorsqu’il entend une musique qui lui plaît, il peut l’inscrire dans sa propre sélection, qu’il retrouvera sur le site Internet de l’exposition. Les possibilités d’appropriation offertes au visiteur répondent à des usages très contemporains. Nous avons conçu un parcours en six étapes. Chacune des salles dispose d’une scénographie audiovisuelle particulière. Certains espaces sont plus intimes, d’autres plus ouverts. Je ne peux pas tout dévoiler… le visiteur découvrira par lui-même. L’exposition propose onze heures de contenus audiovisuels, il ne pourra donc en voir qu’une partie, sauf à revenir à plusieurs reprises pour expérimenter tous les parcours que nous lui proposons à travers cette épopée des musiques noires…
Propos recueillis par François Bensignor