Great Black Music

LES MUSIQUES NOIRES DANS LE MONDE
© Jean Depara

Des récits épiques des griots mandingues à la plainte mélodique des bluesmen du delta du Mississippi, des bouges de La Nouvelle-Orléans aux clubs de Manhattan, des rythmes yoruba à la naissance de l’afrobeat, des mélopées du maloya à la samba, des faubourgs de Kingston, où apparurent le ska et le reggae, jusqu’aux terrains vagues du Bronx où surgit le hip-hop : la voix, le souffle, les rythmes, l’âme de millions d’esclaves déportés depuis les côtes africaines jusqu’aux Amériques ont généré une constellation de musiques d’une richesse inouïe.

Cette saga n’est pas spécifiquement américaine, africaine, caribéenne ou européenne. Elle est tout cela à la fois. Après quatre cents ans de servitude liée à l’une des plus grandes tragédies humaines, la terreur raciale a laissé place à une immense explosion de créativité et de liberté, que la musique depuis lors n’a eu de cesse d’exprimer. Ces musiques noires façonnent la culture populaire mondiale et transcendent toute conception ethniciste ou nationaliste.

Avec l’exposition Great Black Music, nous avons souhaité raconter, montrer, exposer cette formidable épopée musicale qui a traversé les siècles et les continents, et qui continue de nous impressionner, laissant à chaque génération son lot d’émotions et de mémoires marquées par un refrain indélébile, une vibration ou un groove inimitable.

Comment exposer cette immense histoire, ces milliers d’artistes et de chansons qui peuplent nos mémoires ? L’exhaustivité aurait été une vaine tentative. Aussi, nous avons adopté le parti pris subjectif d’un parcours thématique sensoriel et immersif, qui prend en compte la géographie et l’histoire au travers de centaines de documents sonores et audiovisuels, de films, de photographies mis en scène de façon interactive et spectaculaire. Notre désir est d’apporter un éclairage nouveau et joyeux sur la connaissance de l’incroyable histoire de la Great Black Music.

Marc Benaïche, commissaire de l’exposition

Une exposition spectaculaire

Que sont les musiques noires ?

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Il est impossible de relier de façon unique les musiques noires à une matrice musicale africaine « pure et authentique ». Pourtant, des points communs relient entre eux les différents courants musicaux de la diaspora africaine. Un certain usage de courts motifs mélodico- rythmiques qui invitent irrésistiblement à la danse (le riff du blues, du funk ou de l’afrobeat, la boucle du hip-hop), un goût prononcé pour des structures rythmiques accentuant les temps faibles de la mesure (la contramétricité, le « backbeat »), la technique de « call and response » entre le soliste et le chœur, des échelles à cinq tons dites « pentatoniques », des timbres altérés qu’on entendait déjà dans la lutherie africaine et qui deviendront des « sons sales », les « dirty notes » de la musique américaine (la voix rocailleuse des bluesmen, la sourdine et le jeu wah-wah des trompettes de jazz, la saturation des guitares électriques…). En outre, les musiques noires sont intimement reliées à la vie quotidienne des communautés qui les ont vu naître : une dimension fonctionnelle affirmée là où la musique européenne avait patiemment tenté de s’inscrire au fil des siècles dans la logique de l’art pour l’art…

Great Black Music est une coproduction de la Cité de la musique et de Mondomix, et constitue une version enrichie de l’exposition Les Musiques noires dans le monde, conçue par Marc Benaïche et présentée à Dakar, Saint-Denis de la Réunion et Johannesbourg. Cette nouvelle version bénéficie du concours d’Emmanuel Parent (anthropologue) et d’une sélection d’instruments proposés par Philippe Bruguière (conservateur au Musée de la musique).

MONDOMIX
Créé en 1998 par Marc Benaïche, Mondomix est un média de référence dédié aux musiques et aux cultures dans le monde. Les oreilles dans son époque, soucieux des mouvements qui construisent demain, Mondomix explore et raconte le monde. En parallèle du magazine, Mondomix produit et réalise des spectacles multimédias, des expositions et des films musicaux pour la télévision.

EMMANUEL PARENT
Emmanuel Parent est maître de conférences en musique à l’université de Rennes-II. Ses recherches portent sur les musiques afro-américaines et leur théorisation par les intellectuels et musiciens noirs américains. Il est par ailleurs membre du comité de rédaction de Volume ! la revue des musiques populaires.

Restituer à la musique noire sa densité historique

Entretien croisé Marc Benaïche / Emmanuel Parent

La notion de « musique noire » est vaste, parfois contestée. Comment l’abordez-vous dans cette exposition ?

Marc Benaïche L’exposition fait de la musique la colonne vertébrale de plusieurs siècles d’histoire et d’événements politiques. La destinée des musiques noires est la plus grande aventure artistique du XXe siècle. Ce grand courant est alimenté par une infinité d’affluents, difficiles à appréhender d’un seul point de vue. L’exposition a donc été conçue comme un assemblage de fragments. Chacun d’entre eux pose certaines questions, y apporte des réponses. À partir de sa propre histoire, le visiteur est amené à se questionner. Il va saisir certains fragments pour élaborer sa construction personnelle ou densifier la conception qu’il avait de ces musiques au préalable. Exposer la musique est toujours difficile, parce qu’elle est le véhicule émotionnel par excellence. Nous avons cherché à la placer au centre, en faire le cœur d’une expérience sensorielle. Afin que le discours auquel elle est rattachée soit le plus juste possible, nous avons voulu respecter la place et la parole de l’artiste. Et nous avons veillé à la justesse du discours historique et musicologique proposé.

L’exposition présentée à la Cité de la musique est l’aboutissement d’un parcours de sept années. Pouvez-vous en résumer les principales étapes ?

M. B. En 2007, Mondomix réalise un travail pour l’inauguration du Musée international de l’esclavage à Liverpool. C’est alors que m’apparaît la nécessité d’une grande exposition autour des musiques noires. Ce projet, évoqué à Salvador de Bahia dans le cadre de l’Année de la France au Brésil, va susciter l’intérêt du gouverneur de l’État de Bahia, Jaques Wagner, puis celui de Carlinhos Brown. La grande star bahianaise venait d’acquérir un ancien dock, situé au pied de la favela de Libertade, un lieu magique baptisé Museu du Ritmo (Musée du Rythme). Et nous sommes partis sur l’idée d’y créer le Centro de Música Negra (le Centre des Musiques Noires). Entendant parler du projet, les organisateurs du Festival mondial des arts nègres proposent à Mondomix d’en réaliser une version temporaire. Cette grande manifestation internationale initiée par Léopold Sédar Senghor à Dakar en 1966, puis accueillie à Lagos, Nigeria, en 1977, tenait sa troisième édition à Dakar en 2010, sous la présidence d’Abdoulaye Wade. Nous avons eu la chance d’y réaliser la première exposition multimédia et interactive consacrée aux musiques noires. L’un de nos partenaires brésiliens, l’architecte-scénographe Pedro Mendes Da Rocha, a contribué à rénover pour l’occasion la Maison de la culture Douta Seck, institution nationale qui accueillait le projet. L’exposition fonctionnait sur des systèmes immersifs et sensoriels pour lesquels la technologie était essentielle. Nous avons tenu à apporter aux visiteurs sénégalais un niveau de technicité à la hauteur des plus belles expositions européennes. Itinérant, le projet s’est ensuite transporté dans le monde créole à La Réunion en 2011, et en Afrique du Sud, pays où la question noire s’est posée de manière exacerbée. Avoir pu démarrer l’aventure en Afrique pour la faire revenir à Paris est pour moi une grande chance.

Dans la version parisienne de l’exposition, la dimension historique et anthropologique est renforcée par une chronologie mise en regard avec des œuvres musicales et des paroles d’artistes. Comment a-t-elle été conçue ?

Emmanuel Parent Je rappellerai d’abord qu’en avril 2010, à Bordeaux, nous avions lancé un colloque sur le thème « Peut-on parler de musique noire ? ». À l’époque, je suivais sur Internet le travail de Mondomix sur cette exposition et  me demandais si un jour nos chemins se croiseraient. Dès la première rencontre avec Marc Benaïche, nos réflexions se sont aisément imbriquées. Sur le fond, nous avions le même cheminement, mais sur des modes de narration différents. Au très vaste panorama de la diversité des musiques mise en place par la muséographie de l’exposition, j’ai souhaité apporter quelques outils d’anthropologie. Je me suis appuyé sur la chronologie afin de restituer à la musique noire sa densité historique, depuis les pharaons noirs qu’évoque l’historien sénégalais Cheikh Anta Diop. Je voulais aussi faire comprendre que cette notion panafricaine de la musique noire ne peut pas exister avant la rencontre coloniale. Avant l’arrivée des Blancs, les Africains ne se vivent pas comme Noirs. La pensée raciale binaire Blanc/ Noir est une notion moderne postérieure à cette rencontre. La musique noire est forcément née dans l’espace colonial de la plantation, avec sa pensée raciale. Ce qui compte ensuite, c’est de voir comment les musiciens noirs ont réussi à créer les plus belles musiques dans ce contexte. Dans la chronologie, j’ai souhaité redonner la parole aux musiciens, pour montrer qu’eux-mêmes, artistiquement, s’emparent de cette histoire et la commentent. Par exemple, si l’on évoque les pyramides, on pense à l’afro-futurisme de Sun Ra, qui disait être un pharaon venu de la planète Saturne. Au-delà de l’aspect potache de cette posture, il venait réinterroger, avec son humour et sa créativité, l’histoire occidentale, qui se pense comme étant à l’origine de l’Histoire universelle. La révolution haïtienne est un autre exemple. Première révolution d’esclaves victorieuse – grâce à Toussaint Louverture, qui parvint à défaire les armées espagnoles, anglaises et celle de Napoléon, la plus puissante de l’époque –, elle est un élément fort dans l’imaginaire collectif de la diaspora noire. Cet événement est la source de nombreuses créations, comme le magnifique « Haitian Fight Song » de Charles Mingus, dans l’album The Clown de 1957. L’idée de remettre les musiciens au centre du processus narratif fait écho à la logique d’inversion que décrivait Marc Benaïche. De la même façon que l’exposition démarre en Afrique pour venir en Europe, la chronologie donne la parole aux musiciens noirs, qui sont eux-mêmes des intellectuels et des historiens.

L’originalité de cette exposition est aussi son aspect multimédia et interactif. Pouvez-vous décrire le parcours du visiteur ?

M. B. Le visiteur est équipé d’une tablette tactile avec laquelle il va interagir avec l’ensemble des installations. Il pénètre un espace immersif de 800 m2 dans lequel il est baigné de musiques. Il peut déclencher les documents audiovisuels, vivre des expériences sensorielles, notamment dans l’espace consacré aux musiques de transe, Rythmes et rites sacrés. Lorsqu’il entend une musique qui lui plaît, il peut l’inscrire dans sa propre sélection, qu’il retrouvera sur le site Internet de l’exposition. Les possibilités d’appropriation offertes au visiteur répondent à des usages très contemporains. Nous avons conçu un parcours en six étapes. Chacune des salles dispose d’une scénographie audiovisuelle particulière. Certains espaces sont plus intimes, d’autres plus ouverts. Je ne peux pas tout dévoiler… le visiteur découvrira par lui-même. L’exposition propose onze heures de contenus audiovisuels, il ne pourra donc en voir qu’une partie, sauf à revenir à plusieurs reprises pour expérimenter tous les parcours que nous lui proposons à travers cette épopée des musiques noires…

Propos recueillis par François Bensignor